« Face au défi climatique, nous devons faire de la nature notre alliée »

Lors des Journées Nationales, les participants ont pu profiter des conférences de grand témoins. Parmi eux, Jean Jouzel, Paléoclimatologue et membre du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) venu partager son expérience et son engagement face au défi du dérèglement climatique. Rencontre.

Vous avez accepté de sacrifier votre dimanche de Pâques pour venir donner une conférence à Jambville… Nous vous en remercions sincèrement ! Quel est l’intérêt pour vous d’être présent dans le rassemblement d’un mouvement d’éducation pour la jeunesse ? 

Pour moi c’était important de venir à la rencontre de jeunes et d’adultes dans le mouvement. Comme il y a ici 4500 personnes, cela vaut le déplacement, d’autant que Jambville est accessible en train (ou presque !)

Avez-vous déjà fait l’expérience du scoutisme ? Quand vous aviez l’âge des pionniers ou des compagnons (entre 16 et 21 ans), quel était votre rapport à l’écologie ?

Je n’ai pas d’expérience de scoutisme mais j’ai 5 petits enfants qui en font ! Là où j’habitais, le scoutisme n’existait pas. Par contre, j’allais au patronage dans ma campagne (Œuvre qui donne une formation morale aux jeunes et organise leurs loisirs ndlr), et j’aimais beaucoup.

Pour ce qui est de mon rapport à l’écologie, j’ai toujours vécu dans une ferme. Par exemple, en rentrant de l’école j’allais cueillir les choux. A 16 ans, en Bretagne, les vacances, c’était de faire les moissons ! On était vraiment plongés dans la nature, cela nous semblait normal. C’est seulement plus tard, à l’âge adulte, que je suis vraiment venu à l’écologie : à travers la recherche sur la grêle. En étudiant l’effet de serre sur les glaces polaires, je me suis intéressé au climat. J’ai compris qu’il était pertinent de considérer que les activités humaines avaient un effet sur l’évolution climatique. On était alors dans les années 80/90. Je me suis alors fortement impliqué dans le GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat) jusqu’en 2015. Depuis 2001, j’ai participé à toutes les conférences sur le climat. J’ai été rapidement sollicité par les décideurs politiques : Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande, Emmanuel Macron… Et ce, tout en continuant à faire de la recherche : la connaissance des climats passés donne des clés pour comprendre l’évolution à venir.

Atelier « fresque pour le climat » organisé aux Journées Nationales

Le GIEC a sorti un nouveau rapport il y a quelques semaines qui rappelle une nouvelle fois l’urgence d’agir pour relever défi climatique.  Qu’est-ce que ce rapport apporte de nouveau par rapport aux précédents ? 

Il y a une grande continuité dans les rapports du GIEC ! Avec ce dernier rapport, constitué de trois volets, nous sommes maintenant passés au domaine de la certitude sans aucune équivoque sur l’influence des activités humaines sur le climat… Cette certitude est très importante.

Le premier volet du rapport disait qu’on pouvait expliquer l’effet des activités humaines sur l’ensemble de la recherche climatique. Le second expliquait que, sans équivoque, en ce qui concerne le réchauffement climatique, les activités humaines étaient une menace pour la nature et qu’il y avait urgence à agir. Le troisième dit l’urgence à agir, et à agir à long terme. La neutralité carbone est indispensable à l’horizon 2050. Il faut agir très vite et pendant longtemps, pendant les prochaines décennies, sur la production énergétique, le bâtiment, la mobilité… Et ces actions doivent être menées par tous les pays ensemble. Il faut une transformation massive de notre société.

Ce rapport donne de l’espoir : si on s’y met maintenant, on peut diviser par deux d’ici 2030 nos émissions de gaz à effet de serre et rester sur une autre trajectoire acceptable ! Cet objectif ne sera atteint qu’avec une solidarité entre pays. Tout le monde doit regarder dans la même direction. Or, on voit qu’aujourd’hui ce n’est pas le cas… C’est pour cela que le Prix Nobel de la Paix a été attribué au GIEC. Si on réussit, c’est un facteur de paix entre pays ; sinon, il y a un fort risque de déséquilibre entre les sociétés, avec des conséquences terribles. Lutter contre le réchauffement climatique, ce n’est pas simplement limiter la température mais aller vers un monde plus solidaire, avec moins d’inégalités. Il faut aller vers plus de solidarités non seulement pour la biodiversité, mais aussi dans les domaines économiques, sociaux, culturels, et de gouvernance : ce sont des dimensions très fortes et incontournables à mon sens. Il faut transformer nos sociétés. L’un n’ira pas sans l’autre.

Manifestations étudiantes pour le climat au printemps 2019

Aujourd’hui, nous avons l’impression qu’une partie de la société est soumise à la tentation du film « Don’t look up », celle de regarder ailleurs pendant que notre maison brûle… Comment peut-on pousser toutes les générations à regarder le défi écologique et climatique en face pour agir ?

Il faut vraiment faire cette transition écologique ; il faut garder des objectifs ambitieux : chaque demi-degré compte ! Et proscrire de toute pensée que l’on saura faire face au réchauffement climatique avec des technologies : ce postulat est totalement erroné ! Personne n’arrêtera la montée du niveau de la mer. Par contre il faut absolument évaluer chaque innovation par rapport à la neutralité carbone.

Il y a beaucoup de choses à faire mais cela passe par une société plus juste, moins inégalitaire. La force des Scouts et Guides de France, c’est de jouer collectif par rapport à l’individualisme. L’engagement, cela peut être très fort ; c’est vraiment important !

Pensez-vous qu’une prise de conscience collective et un changement effectif de l’ensemble de la société sur l’écologie puisse venir de la jeunesse ? 

Je l’espère ! Même si je me rends compte qu’une partie des jeunes seulement se sent concernée. Pour moi, le défi, c’est comment ces jeunes vont pouvoir entrainer l’ensemble de leur classe d’âge. Puis comment on passe des jeunes à l’ensemble de la société… Je n’ai pas la solution… Il y a déjà des choses qui se font dans tous les domaines, par exemple les voitures électriques, les énergies renouvelables… Mais ce n’est pas suffisant. C’est un défi qui nous entraine vers une meilleure qualité de vie. Même si ce n’est pas simple. Il faut aussi réfléchir à la capacité d’adaptation avec +1 ,5°. Au-delà, c’est problématique.

Chez les scouts et guides, nous connaissons bien la fable du Colibri qui nous incite chacun et chacune à “faire notre part” à notre échelle face au défi écologique. Mais de nombreuses voix nous disent aujourd’hui que la somme de ces actions individuelles ne sera jamais suffisante face à l’ampleur de la crise climatique… Qu’en pensez-vous ? 

Ces actions individuelles sont indispensables ! Plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre résulte de ces 3 actions : se loger / se déplacer / se nourrir. Chacun est donc directement concerné.Il faut donc agir au quotidien. Même si les actions individuelles se heurtent aussi au rôle des pouvoirs publics, par exemple dans les transports, pour prendre qu’un exemple…


Certains spécialistes confrontent économie et écologie, d’autres confrontent écologie et technologie… Pensez-vous qu’il est encore possible aujourd’hui de concilier ces trois univers ou que l’ampleur de l’urgence climatique nous obligera à choisir ? 

J’aimerais être jeune aujourd’hui ; ce qu’il y a à faire est passionnant : tout est à inventer ! Si l’on arrive vraiment à la neutralité carbone, on vivra beaucoup mieux. Avec moins de pollution, plus de solidarité. On pourra continuer à nourrir la planète ! Il faut penser à l’adaptation. Absolument tous les secteurs d’activité sont concernés. Au-delà des actions individuelles personnelles, il faut absolument agir dans les entreprises, agir dans sa vie professionnelle ; à chacun de le faire, là où il est ! Ce sont là de formidables leviers.

Enfin, il faut encourager l’engagement en politique des jeunes, pour le changement ! Il faut que de plus en plus d’élus se sentent concernés par cette problématique de réchauffement climatique. Les élus de demain devraient être des jeunes qui se sentent concernés.

Jean Jouzel, expert du climat

Directeur de recherche à l’institut Simon Laplace depuis 2001, Jean Jouzel est climatologue et glaciologue. II a commencé sa carrière au laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement du CNRS, avant de travailler au laboratoire de modélisation du climat et de l’environnement du CEA (Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement). Il intègre par la suite le GIEC sur l’évolution du climat, qui siège au Grenelle de l’environnement en 2007. Ses recherches sont exclusivement centrées sur la lutte contre le changement climatique. Il a dernièrement contribué à l’ouvrage du collectif Argos, Réfugiés climatiques pour lequel il obtiendra le Prix Nobel de la Paix en 2017. Il est mondialement reconnu pour ses analyses de la glace de l’Antarctique et du Groenland permettant de connaître le climat terrestre. Il est l’auteur ou le co-auteur d’environ 400 publications scientifiques. Il est expert depuis 1994 au sein du GIEC qui publie régulièrement des rapports magistraux sur de dérèglement climatique de notre planète, interpellant sur ses conséquences et sur le coût de l’inaction de nos sociétés face à ce défi mondial.